La BNF publie un témoignage inédit sur le génocide arménien

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La BNF publie un témoignage inédit sur le génocide arménien

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"Seule la terre viendra à notre secours, journal d'une déportée arménienne" : le livre est publié le 29 avril par les éditions BNF.
"Seule la terre viendra à notre secours, journal d'une déportée arménienne" : le livre est publié le 29 avril par les éditions BNF.
- BNF Editions

La BNF publie un livre inédit sur le génocide arménien : "Seule la terre viendra à notre secours" reproduit le journal d'une jeune femme déportée, Serpouhi Hovaghian, entre 1915 et 1918. Un récit unique préfacé par l'historien Raymond Kévorkian, qui répond aux questions de France Culture.

C'est un témoignage rare sur le génocide arménien : un carnet rédigé au jour le jour, contemporain des événements qui y sont relatés. Un journal écrit par une jeune femme, Arménienne, entre 1915 et 1918 en Anatolie. Serpouhi Hovaghian (1893-1976) n'avait alors qu'une vingtaine d'années : mère de deux enfants, elle y raconte son quotidien, la mort d'un enfant, l'abandon d'un second, son évasion d'une marche forcée puis sa vie dans la clandestinité dans l'Empire Ottoman. Le génocide arménien, perpétré en pleine Première Guerre mondiale, fera un million et demi de morts.

Récit à la première personne, il est publié ce jeudi par les éditions de la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui ont hérité il y a peu du manuscrit. Le carnet n'a été retrouvé que très récemment par la petite-fille de Serpouhi Hovaghian : l'actrice et écrivaine Anny Romand. "Je l'ai trouvé en 2014 dans une boîte à chaussures, quand je me suis décidée à trier les affaires de mon oncle, décédé depuis 2008 déjà. Ma grand-mère n'en avait jamais parlé. Son fils encore moins, lui qui n'évoquait jamais le sujet", raconte-t-elle dans une interview à l'Agence France Presse. C'est elle qui a décidé de confier le carnet à la BNF en 2018 : "Ils l'ont accueilli avec joie. Il était tout petit, abîmé par le temps. Aujourd'hui je leur suis éternellement reconnaissante de le valoriser ainsi".

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Le livre présente le récit de Serpouhi Hovaghian - qui écrivait en arménien, grec et français - ainsi qu'une présentation de l'historien spécialiste du génocide arménien Raymond Kévorkian ; ce dernier a également répondu aux questions de France Culture.

Les Éditions de la BNF présentent ce carnet comme étant un témoignage unique. Pourquoi ?

Il s'agit d'un journal écrit par une déportée alors qu'elle était sur la route. Or, tenir un journal dans ces conditions relevait vraiment de l'exploit. Les autres témoignages que nous connaissons sur cette période ont été écrits quelques mois ou quelques années après la déportation, mais un journal rédigé "à chaud" pendant la déportation, c'est exceptionnel. Je n'en connais pas d'autres.

Comment se situe ce récit dans le génocide arménien, qui commence en avril 1915 ?

Il est écrit par une jeune femme qui a 23 ou 24 ans, mère d'un enfant de 3 ans et d'un autre de quelques mois ; le plus jeune se trouve à l'hôpital à ce moment-là. Cette femme vit au bord de la mer Noire à Trébizonde, pas très loin de la frontière géorgienne, et elle est déportée au mois de juin 1915. Elle fait partie des convois, qui sont essentiellement de femmes, d'enfants et de vieillards qui sont expédiés vers les déserts de Syrie : entre 1 200 et 1 500 kilomètres à pied pour atteindre les camps de concentration. On estime que 20% des personnes survivaient à ces marches de la mort. Elle part du nord et appartient aux groupes qui ont eu à faire les trajets les plus pénibles, les plus mortels. Le jour où on lui demande de rejoindre le convoi, elle réussit à aller à l'hôpital, où elle découvre que sa fille est décédée. L'établissement était géré par le Croissant-Rouge et était une sorte de zone expérimentale pour des jeunes médecins turcs qui ont inoculé des "saloperies", il n'y a pas d'autre mot, aux gamins pour les tuer et qui, après, jetaient les corps dans la mer Noire. Elle est donc partie avec son garçon mais elle le "perd" en cours de route, à peu près 200 kilomètres après le départ. Elle n'est plus en état de le porter et décide de l'abandonner à une paysanne turque qui est sur la route. Ceci dit, elle va le retrouver miraculeusement quatre ans plus tard, dans un orphelinat basé en Géorgie. 

Ensuite, elle réussit à fuir son convoi à environ 350 km de son point de départ, au quatrième mois de sa déportation. Elle se cache chez des gens, et elle a un avantage : comme elle est de Trébizonde, où la majorité de la population était grecque, elle est hellénophone. Elle se fait donc passer pour une Grecque et elle travaille plus ou moins discrètement sous la bienveillance d'un notable turc local qui, manifestement, veut l'épouser ; on peut y mettre des guillemets si vous voulez, et elle survit comme ça quelques mois. Et après, elle parvient à s'enfuir vers le nord, vers un autre port de la mer Noire qui s'appelle Giresun, où vit également une population grecque. Et là, c'est une sorte de jeu du chat et de la souris qui va durer presque deux ans entre la police locale et quelques réfugiés qui changent pratiquement tous les jours de cache : c'est du Anne Frank, en quelque sorte, au bord de la mer Noire. Une famille joue un rôle essentiel : les Collaro. Il s'agit de Levantins originaires des îles grecques et qui vont l'accueillir, mais auxquelles elle ne va jamais dire qu'elle est Arménienne. Parce que garder un Arménien à la maison, c'était prendre le risque de se voir confisquer son domicile et même d'être fusillé. Elle sort de la guerre début 1918 et ce carnet nous conte ses diverses aventures vraiment personnelles et comment on survit à une marche de la mort.

Le récit s'arrête quand ?

Il s'arrête en 1918, mais elle n'est pas toujours précise dans les dates. Il faut dire aussi que le manuscrit a une singularité, à l'image du personnage. La moitié du document est en arménien, qu'on a traduit, mais environ 30% du récit est en français - elle était francophone. C'est le fruit des écoles des pères au Proche-Orient à l'époque, et la dernière partie, les 20% restants sont en grec. Cela nécessitait une double compétence et c'est mon collègue Maximilien Girard, qui est conservateur à la BNF, qui s'est occupé évidemment des traductions du grec.

Et après avoir tenu ce carnet, on sait ce qu'est devenue cette femme, elle s'est réfugiée en France.

Oui, mais ça ne s'est pas fait du jour au lendemain. À la fin de la guerre, elle rejoint Constantinople, Istanbul, où elle avait de son côté familial, une sœur mariée, qui va s'occuper d'elle et l'accueillir. Et c'est à partir d'Istanbul, effectivement, qu'elle va migrer vers la France en 1922. On a le document, qu'on a publié d'ailleurs, du consulat français qui lui donne un visa pour arriver à Marseille. Et entre temps, en 1921, grâce à un autre parent qui se trouvait dans la partie russe au Caucase, qui est en train d'être soviétisée, miraculeusement, elle retrouve son fils. C'est cette relation du Caucase qui retrouve son fils. Un enfant dont elle parle souvent dans son journal, où elle se maudit de l'avoir abandonné sur la route. Tous deux arriveront en France ensemble.

Explique-t-elle pourquoi elle a écrit ce carnet ? Car ce journal s'est perdu et elle-même n'en a pas parlé. C'est sa petite fille qui l'a retrouvé en 2014.

J'ai l'impression que cela a une valeur quasi thérapeutique pour elle, cela devait lui faire du bien probablement de mettre par écrit ce qu'elle vivait. "Seule la terre viendra à notre secours" : ce sont ses propos, qu'on a repris. C'est une de ses phrases, parmi d'autres, où elle porte un jugement sur l'humanité. Elle dit : "Si je viens demain à raconter ce qu'on a vécu, l'enfer qu'on a vécu. Personne ne nous croira. On va attacher une petite oreille à ces propos et on va retourner à notre confort quotidien". C'est vraiment un texte très personnel d'une jeune femme désespérée et, en tout cas, cela n'était absolument pas destiné à être publié, c'est évident. Il y a peut être la volonté de laisser un témoignage à son fils et à une éventuelle descendance.

Et par la suite, cette femme n'a pas témoigné sur ce qu'elle avait vécu, sur ce génocide. Elle n'a pas cherché à le faire connaître.

Non, elle s'est installée à Marseille et elle a vécu une petite vie modeste, comme beaucoup de migrants arméniens qui se sont établis dans le sud.

Et vous, en tant qu'historien, qui avez participé à l'édition de ce livre, pourquoi avez-vous souhaité le faire publier ?

C'est la BNF qui a pris l'initiative de le faire publier et c'est la BNF qui a fait appel à moi car j'ai travaillé dans cette institution pendant 17 ans, avant de passer à l'université. J'étais responsable du département arménien, où j'ai fait le catalogue des incunables arméniens, puis le catalogue des manuscrits médiévaux arméniens.

Le moment de la publication n'est pas anodin : aux Etats-Unis, Joe Biden est le premier président américain qui reconnaît la réalité du génocide arménien.

Pour cela, il s'agit d'une coïncidence mais la date de publication est proche du 24 avril, le jour de commémoration tous les ans de ces évènements, et cela est voulu, bien entendu. Pour le reste, vous savez, quand on est face à un déni d'Etat, l'Etat qui a pratiqué ce génocide, ses descendants en tout cas, la relation qui s'établit entre les descendants des victimes et les descendants des bourreaux est assez singulière. Quand l'Etat qui est en face de vous s'est bâti précisément sur ce crime, que ceux qui l'ont bâti sont les criminels qui ont mis en œuvre ce génocide, cela entraîne une singularité dans la relation. La déclaration de Biden est importante en ce sens qu'elle finit d'isoler définitivement la Turquie dans sa posture de déni. Il y a en Turquie une partie de la société qui est parfaitement consciente de l'origine de ce crime mais elle est dans une posture où elle est obligée de se taire. Il y a une répression assez féroce à l'égard des médias et maintenant des universitaires depuis quelques années.

Côté arménien, il faut vivre avec cet héritage... Moi, historien, par exemple, je sais parfaitement dissocier mon héritage personnel, avec mes irritations régulières, et mon travail d'historien où je prends la distance nécessaire pour l'accomplir proprement. Mais il y a au moins un mérite, c'est que ces Arméniens, avec obstination, ont un peu de dignité et n'ont pas oublié ce qui s'est passé. Face à un État relativement puissant avec ses lobbys, ses capacités d'influence à droite et à gauche, sa puissance économique... Malgré ce combat inégal, les Arméniens, les descendants de victimes arméniennes, n'ont jamais renoncé à réclamer justice. C'est leur honneur et il est hors de question de renoncer.

Le Journal de l'histoire
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