Dans le village arménien de Sotk, Slavig a perdu sa maison dans la nuit du 12 au 13 septembre dans une frappe de l'Azerbaïdjan

Dans le village arménien de Sotk, Slavig a perdu sa maison dans la nuit du 12 au 13 septembre dans une frappe de l'Azerbaïdjan

Paul Véronique / L'Express

"Il faisait nuit, et tout le monde dormait lorsque les bombes ont commencé à tomber. Je suis vite sortie pour voir ce qu'il se passait : on aurait dit que les Azéris avaient mis le feu aux montagnes." Quand elle raconte sa nuit du 12 au 13 septembre, Marinée, éleveuse d'une soixantaine d'années dans le petit village arménien de Sotk, à une dizaine de kilomètres de la frontière avec l'Azerbaïdjan, peine à masquer son émotion. Ce soir-là, son époux, Sargis, a été blessé à la tête et au bras par des éclats d'obus. "Tous les jours, je remercie Dieu que l'on s'en soit sortis vivants, souffle la grand-mère, dont le foyer affiche encore les stigmates des bombardements. Mais je suis terrifiée à l'idée que ça recommence." A deux pas, Slavig, 59 ans, n'a pas eu d'autre choix que de déménager chez ses voisins. Une frappe a pulvérisé sa maison, moins de cinq minutes après sa fuite.

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Peu après minuit, l'Azerbaïdjan donnait le coup d'envoi d'une attaque de deux jours contre son voi­sin arménien. Une offensive éclair d'une intensité inédite depuis la guerre qui a opposé les deux pays en 2020. A cette époque, le conflit s'était soldé par la victoire écrasante de Bakou et sa conquête de larges portions du Haut-Karabakh, une région montagneuse peuplée majoritairement d'Arméniens. Après quarante-quatre jours de combats acharnés et plus de 6 500 morts, un cessez-le-feu précaire parrainé par Moscou avait été signé en novembre 2020. Déjà maintes fois violé, celui-ci a volé en éclats mi-septembre avec l'opération azerbaïdjanaise.

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© / Dario Ingiusto / L'Express

À son terme, les autorités arméniennes ont recensé plus de 200 morts civils et militaires. "Au moins 7 600 personnes ont été déplacées, dont plus de 1 400 enfants, précise la Défenseure arménienne des droits humains Kristine Grigoryan. Et nous avons répertorié plusieurs crimes de guerre." Sur les réseaux sociaux, des vidéos montrent par exemple le cadavre de Gayane Abgaryan, une volontaire de l'armée arménienne, le corps dénudé et mutilé, un doigt coupé enfoncé dans la bouche... Pendant ces deux jours d'horreur, l'Arménie a assisté au grignotage par Bakou de certains de ses territoires situés dans l'est du pays. Selon Erevan, plus de 150 kilomètres carrés seraient occupés par l'armée azerbaïdjanaise. Et les échanges de coups de feu, quotidiens à la frontière, ne font qu'alimenter la crainte d'un plus grand dépeçage à venir.

"La Russie est une amie dangereusement peu fiable"

"Le contexte de la guerre en Ukraine a rendu cette situation possible, juge Paruyr Hovhannisyan, vice-ministre arménien des Affaires étrangères. L'Azerbaïdjan a pensé que c'était le bon moment pour attaquer, car tout le monde était occupé ailleurs." Les Arméniens ont bien demandé l'aide militaire de Moscou et de son Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), qui prévoit la défense de l'intégrité territoriale de ses membres en cas d'attaque : en vain, comme lors de la guerre de 2020. Au plus haut niveau de l'Etat arménien, on ne cache plus son agacement. Lors du sommet de l'OTSC à Erevan le 23 novembre, le Premier ministre Nikol Pachinian a jugé "accablant que l'appartenance de l'Arménie à l'OTSC n'ait pas pu contenir l'agression azerbaïdjanaise."

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"La Russie est une amie dangereusement peu fiable, ce qui place l'Arménie dans une situation aussi précaire que vulnérable, pointe Richard Giragosian, directeur du groupe de réflexion Regional Studies Center, dont le siège se trouve à Erevan. Mais elle ne peut pas s'affranchir de Moscou, dans la mesure où la sécurité des Arméniens du Haut-Karabakh dépend des 2 000 soldats russes de maintien de la paix déployés sur place en 2020." Signe de son exaspération, Nikol Pachinian a refusé de signer la déclaration commune de l'OTSC à l'issue du sommet. "Selon notre traité militaire, la Russie se devait d'agir immédiatement après l'agression de l'Azerbaïdjan. Mais il n'y a eu aucune réaction, martèle le vice-ministre. Cela pose question."

A Sotk, plus de 50 maisons ont été totalement détruites par les bombardements lors de l'offensive de l'Azerbaïdjan entre le 13 et 15 septembre

A Sotk, plus de 50 maisons ont été totalement détruites par les bombardements lors de l'offensive de l'Azerbaïdjan entre le 13 et 15 septembre

© / Paul Véronique / L'Express

À se demander si un affaiblissement de l'Arménie ne constituerait pas une opportunité pour Moscou. "C'est le sentiment qui domine à Erevan", confirme une source diplomatique arménienne. En février dernier, le président biélorusse Alexandre Loukachenko avait semé le trouble en déclarant que l'Arménie "ne pouvait pas échapper" à une alliance politico-économique rassemblant la Russie et le Bélarus, censée conduire à une fusion progressive. Une hypothèse catégoriquement rejetée par l'Arménie. "Notre souveraineté et notre indépendance ne sont pas négociables", proteste Paruyr Hovhannisyan.

Pour Erevan, tout le défi est de parvenir à composer avec cet allié défaillant, absorbé par son invasion ratée de l'Ukraine, qui reste toutefois essentiel face à l'appétit grandissant d'un Azerbaïdjan trois fois plus peuplé et riche en hydrocarbures. Sur le papier, l'écart des forces entre les deux pays reste criant : en 2021, le budget de la défense arménien ne s'élevait qu'à 678 millions de dollars, contre 2,6 milliards côté azéri. Bien conscient d'avoir les cartes en main, le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev maintient sa pression. Et n'hésite pas à menacer l'Arménie de nouvelles "actions immédiates", comme lors d'un discours va-t-en-guerre qui a marqué les esprits, prononcé à Chouchi, l'ancienne capitale du Haut-Karabakh, le 8 novembre dernier.

Les velléités de Bakou

A terme, Bakou semble poursuivre deux objectifs : la prise de contrôle totale du Haut-Karabakh et la mise en place d'un corridor terrestre, dit de Zanguezour, dans le sud de l'Arménie. Le but : obtenir un accès direct à son exclave du Nakhitchevan, frontalière de la Turquie, fidèle soutien politique et militaire de l'Azerbaïdjan. "Pour nous, c'est une ligne rouge, objecte Paruyr Hovhannisyan. Nous perdrions une partie importante de notre territoire, tout en renonçant à notre frontière commune avec l'Iran." De fait, cette liaison terrestre suscite aussi l'inquiétude de Téhéran, allié historique d'Erevan, qui y voit autant un risque d'encerclement par l'Azerbaïdjan et son allié turc qu'une menace pour ses échanges commerciaux avec l'Arménie.

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Soucieuse de multiplier les canaux diplomatiques, l'Arménie a renforcé ces derniers mois ses liens avec les Occidentaux. L'Union européenne a rassemblé à plusieurs reprises les dirigeants arménien et azerbaïdjanais à Bruxelles pour des pourparlers. Les Vingt-Sept ont aussi envoyé mi-octobre une mission de 40 inspecteurs pour "surveiller la situation" à la frontière. En Arménie, on veut croire que leur présence sur place dissuadera, au moins temporairement, toute velléité d'attaque de Bakou. Habituellement peu impliqués dans la région, les Etats-Unis ont également dénoncé mi-septembre "les attaques illégales et meurtrières de l'Azerbaïdjan sur le territoire arménien", par la voix de la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, à l'issue d'une visite de trois jours en Arménie.

"L'Arménie cherche à compenser sa trop grande dépendance à l'égard de la Russie, souligne Richard Giragosian. Cela crée une opportunité pour un engagement occidental, en vue d'obtenir un nouvel équilibre stratégique dans la région." Des initiatives vues d'un mauvais oeil par Moscou, qui craint de voir les Occidentaux s'immiscer dans une région considérée depuis toujours comme son pré carré. Fin octobre, Vladimir Poutine avait convié les deux belligérants à Sotchi pour des discussions. "Cette rencontre était la réponse russe aux efforts des Occidentaux, mais cela n'a pas été très fructueux", livre une source diplomatique arménienne. Si à l'issue de la rencontre Erevan et Bakou s'étaient engagés à "ne pas recourir à la force", de nouvelles escarmouches avaient éclaté quelques jours plus tard.

Loin de ce maelström diplomatique, dans la population arménienne, on espère le retour au calme. Dans un centre de réhabilitation des soldats d'Erevan, Hrayr tente de se faire à sa nouvelle vie. Blessé à Djermouk mi-septembre, le jeune homme de 25 ans engagé dans l'armée en 2020 a perdu sa jambe gauche dans des bombardements. "Nous voudrions que la paix se rétablisse, glisse l'ancien fleuriste. Mais il faudrait pour cela que les Azéris quittent notre territoire." Pour une Arménie convoitée de toute part par ses puissants voisins, la tâche s'annonce ardue.

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