Romans (Drôme), où vivent huit cents descendants des réfugiés de la première heure, vibre en cet hiver d'une discrète mais vive tension. Vu des " Jardins d'Arménie ", une promenade le long de l'Isère bruissante de mouettes, le danger menaçant la lointaine patrie parait mortel comme jamais. " C'est notre histoire que d'accumuler les malheurs ! ", lance, révolté, Stéphane Kélian. Cet industriel de quarante ans mondialement connu pour ses chaussures tressées a gardé sa gouaille de gamin de la rue. A la Libération, son père faillit l'emmener " sur le bateau qui rentrait au pays, à l'appel de Staline. On l'a échappé belle. Jamais je n'irai vivre en Russie. Je hais les bruits de bottes. Mais là-bas vit mon peuple. Je lutte à ma façon ". Stéphane Kélian, fleuron du " luxe français " et " Arménien pour toujours ", refuse l'abattement qui étreint la communauté au lendemain des pogroms. Il finance de nombreuses actions.
Autre célébrité de Romans, le sculpteur Tozos met également son talent au service de la mobilisation. Dans son atelier, un tableau, l'Arménie crucifiée, et aussi un bel oiseau de laiton martelé à l'expression ambiguë, Un jour la colombe pour se défendre devint aigle. Tozos, qui naquit en Syrie, rejette tout nationalisme : " Nous sommes une famille que nous voulons garder. " Et d'évoquer Spartacus, " le premier à se battre pour la liberté ", et Missak Manouchian, le héros de la Résistance FTP-MOI contre les nazis immortalisé par l'Affiche rouge : " De sa plume, Missak a fait un fusil. "
Le pain et les munitions
Le cordonnier Arthur Karagozian a lui aussi rejoint, en Lozère, le maquis FTP-MOI. Né à Erevan, brillant officier de l'armée soviétique devenu indésirable, il commença en 1941 son exil, n'abandonnant jamais son idéal de jeunesse, inspiré de Lénine : " Il existe une ile où chacun travaille selon ses forces et touche selon ses besoins, elle s'appelle Utopie. " Dans son échoppe à l'enseigne d'une botte de métal blanc, Arthur Karagozian ressemelle et fait du sur-mesure. Son nom n'est pas célèbre, mais sa sagesse fait autorité de Lyon à Marseille : d'Erevan, " son pays, son monde ", il sait tout. Depuis le tremblement de terre en décembre 1988, le vieil homme a convoyé trois transports de vivres et construit une école maternelle en kit dans le nord de la capitale. Il connait le Karabakh, ce " berceau " de leur histoire, que chérissent les Arméniens. Attribué autoritairement par Staline à l'Azerbaidjan, ce pays revendique, depuis l'éveil de la glasnost, son rattachement à l'Arménie, ou à défaut son autonomie. De cela se nourrit la colère azérie. Le cordonnier Karagozian est sans illusions. " Nous ne prendrons pas le Karabakh. Au moins mourrons-nous avec honneur. Gorbatchev n'a rien fait pour arranger cette affaire. Il nous laisse massacrer à Bakou comme en 1915. J'ai peur que cette petite Arménie disparaisse ", confie-t-il la voix cassée. " Mais on ne peut se battre à la fois contre Bakou et Moscou ", ajoute le vieux sage. Début décembre, quand il distribuait ses colis dans les villages d'Arménie, on lui rétorqua sans détour : " Tonton, c'est pas ça. On peut trouver du pain. On veut des munitions. " Mais il a su " tenir tête " à ce qu'il considère comme une " provocation ", même s'il en comprend l'inspiration : " S'armer entrainerait vite un conflit avec l'Armée rouge, qui sonnerait la mort de notre pays. Si Gorbatchev retire ses troupes, c'en est fini. "
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