L'Arménie met en garde contre le projet expansionniste d'Ankara
Les dirigeants arméniens ont alerté une délégation de députés français sur les ambitions géopolitiques de Recep Tayyip Erdogan, dont le soutien à l'Azerbaïdjan au Haut Karabakh n'est qu'un volet.
Par Yves Bourdillon
Le président turc Recep Tayyip Erdogan « est dans une stratégie expansionniste », qui s'apparente à une « reconstitution de l'empire ottoman, il est à la manoeuvre pas seulement au Haut-Karabakh, mais aussi en Syrie, en Libye, à Chypre, en mer Egée », et ne dédaignerait pas « jouer de l'ingérence en Irak ou au Liban », qui fut jadis sous emprise ottomane.
Consensus des Arméniens
L'avertissement géopolitique du premier ministre arménien, Nikol Pachinian, est sans ambages devant une délégation transpartisane de parlementaires français en visite en Arménie. Et fait mouche, quelques heures après que Recep Tayyip Erdogan a conseillé au président Emmanuel Macron de faire vérifier sa santé mentale pour avoir fustigé le « séparatisme islamiste » en France.
Un avertissement partagé par les Arméniens de tout bord rencontrés ici et qui cache une profonde inquiétude. L'armée azérie soutenue bec et ongles par la Turquie semble en position de pouvoir l'emporter après un mois de combats au Haut-Karabakh (qu'on dénomme ici Artsakh). Cette enclave peuplée de 150.000 Arméniens échappe de facto au contrôle de l'Azerbaïdjan, à laquelle elle avait été rattachée par l'URSS en 1921, depuis une guerre qui avait fait 30.000 morts entre 1988 et 1994.
Le front arménien tient, au prix de milliers de morts, dit-on, cartes invérifiables à l'appui, mais « si le corridor de Latchin, par lequel l'enclave est approvisionnée, tombe, c'est fini », estime un observateur du conflit. « Drones, drones », murmurent des réfugiés d'Artsakh à Erevan, les yeux écarquillés d'épouvante. Les drones kamikazes vendus par Israël à Bakou ou les TB2 fournis par Ankara font des ravages. La DCA arménienne semble en grande partie hors de combat.
Un projet de domination
Une victoire azérie signifierait instantanément l'exode pour les derniers habitants de l'enclave, une charge insupportable pour un pays comme l'Arménie peuplé de seulement 5 millions d'habitants et comptant peu de ressources, à part les transferts de la diaspora. Ce qui se joue à quatre heures de route d'ici n'est pas du tout «une simple question de territoire ou de religion » (les Arméniens sont chrétiens et les Azeris musulmans sunnites), mais « une question de vie ou de mort pour nous, mais aussi pour vous. C'est un autre système de valeurs, le combat d'une démocratie contre une dictature. Et si Erdogan gagne où s'arrêtera-t-il ? » souligne la vice-présidente du Parlement, Lena Nazaryan. Qui estime que ce qui est en jeu est tout simplement un projet de domination de Méditerranée orientale, Caucase et Asie centrale par Ankara.
Les références au génocide arménien perpétré par la Turquie en 1915-17 (1,5 million de morts) ou à la Seconde Guerre mondiale sont nombreuses, à l'image de Nikol Pachinyan estimant que « la communauté internationale a le choix de permettre ou pas la formation d'un nouvel Hitler de l'Asie mineure ».
Les Occidentaux désemparés
Erevan se dit flexible, prête à discuter du statut de l'enclave, du déploiement d'une force d'interposition, du moment qu'est garantie la sécurité de la population, dont la moitié a déjà fui. Mais estime que « l'Azerbaïdjan ne veut pas de compromis mais une capitulation ». De quels leviers, au-delà des habituelles protestations diplomatiques, disposent les pays occidentaux pour amener Ankara à calmer le jeu ? « Bonne question… » résume Jonathan Lacôte, l'ambassadeur de France. L'Azerbaïdjan n'écoute pas Paris, première capitale occidentale à l'avoir désigné comme agresseur et qui a envoyé sept avions-cargos d'aide humanitaire à Erevan. A l'inverse, en Arménie tout le monde sait que la France fut le premier pays au monde, avec le Royaume Uni et la Russie, à avoir qualifié le génocide arménien de crime contre l'humanité en mai 1915.
Alors que l'Iran, qui entretient de bonnes relations avec les deux parties, a déployé son armée à la frontière, le dernier espoir repose sur Vladimir Poutine , qui ne peut voir d'un bon oeil le Caucase cornaqué par Erdogan. « Poutine a conscience du danger mais n'ose intervenir pour l'instant car il voudrait éviter de se fâcher avec Bakou », souligne un Arménien, qui veut croire qu'il « y a toutefois une ligne rouge, pour lui, et on n'en est plus très loin ».
Yves Bourdillon (A Erevan)