Karabakh : le "Jardin Noir" du Caucase peut-il être arménien ?

Sur les murailles de Shusha (Shushi en arménien) l'ancienne capitale du Karabakh, flottent dorénavant les drapeaux azéri et turc, aux côtés de l'église arménienne. ©Radio France - Gilles Gallinaro
Sur les murailles de Shusha (Shushi en arménien) l'ancienne capitale du Karabakh, flottent dorénavant les drapeaux azéri et turc, aux côtés de l'église arménienne. ©Radio France - Gilles Gallinaro
Sur les murailles de Shusha (Shushi en arménien) l'ancienne capitale du Karabakh, flottent dorénavant les drapeaux azéri et turc, aux côtés de l'église arménienne. ©Radio France - Gilles Gallinaro
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C'est un conflit qui s'inscrit dans l'histoire : le Haut-Karabakh que se disputent Arméniens et Azéris depuis près de 30 ans a été de nouveau le théâtre d'une guerre fin 2020. Trois mois après l'arrêt des hostilités, les intérêts des deux pays semblent toujours irréconciliables.

La seconde guerre du Haut-Karabakh a opposé l'Arménie à l'Azerbaïdjan du 27 septembre au 10 novembre 2020 : 44 jours de conflit qui ont permis à l'Azerbaïdjan, soutenu par la Turquie, de reprendre le contrôle de territoires perdus en 1994 lors de la première guerre du Karabakh. Cette enclave peuplée d'Arméniens en territoire azéri s'était alors proclamée en république indépendante, l'Artsakh, jusqu'à la défaite de 2020. Les Arméniens du Karabakh craignent désormais pour leur avenir, tandis que les Azéris chassés dans les années 90 voudraient revenir.

Le Haut-Karabakh côté arménien

Les stigmates de la guerre de 44 jours de cet été ne sont pas vraiment visibles à Stepanakert, la "capitale" de la république autoproclamée d'Artsakh, le Karabakh arménien. C'est à peine si, au détour d'un quartier, on tombe sur les ruines qu'on dirait encore fumantes d'un pâté de maison... Un missile lourd s'est abattu là sur un groupe de bâtiments neufs, réduisant l'ensemble à une masse de béton et de fers tordus. Aucune victime dans ce bombardement : les habitants avaient évacué l'endroit juste après le déclenchement des hostilités en septembre.

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Dans une maison mitoyenne de l'impact toutefois, la vieille Gnarik, 80 ans, se pose des questions. La petite bicoque qui lui sert de demeure a sérieusement été ébranlée par le souffle de l'explosion, les murs sont lézardés, certains pans de crépis se sont écroulés la veille : "Je ne sais pas si je vais pouvoir rester... Et ce n'est même pas ma maison, ajoute-t-elle, mais celle de mon mari et il est mort dès qu'il en a vu les photos après le bombardement"

Gnarik (à droite) et son amie d'enfance Ida craignent de rester dans leur maison sérieusement endommagée par un bombardement azéri à Stepanakert
Gnarik (à droite) et son amie d'enfance Ida craignent de rester dans leur maison sérieusement endommagée par un bombardement azéri à Stepanakert
© Radio France - Gilles Gallinaro

Gnarik n'en serait pas à son premier déplacement forcé pour cause de guerre ou de rivalité ethnique avec les Azéris. Dans les années 80, elle était ouvrière à Sumgaït, sur la mer Noire, à quelques kilomètres de la capitale azerbaïdjanaise Bakou. Et elle a dû être littéralement exfiltrée vers le Karabakh pour échapper aux exactions visant les Arméniens d'Azerbaïdjan. Le pogrom de Sumgaït (26 février-1er mars 1988) aurait fait entre 30 et 200 victimes arméniennes. Il "répondait" aux velléités d'indépendance, exprimées par le Soviet du Karabakh arménien vis à vis de l'Azerbaïdjan quelques semaines plus tôt. 

Autre stigmate peu visible de la dernière guerre mais qui n'en creuse pas moins la douleur des proches : le bilan humain. Il est sans doute très lourd pour un mois et demi d'affrontements ; probablement près de 10 000 morts et disparus de part et d'autre.

L’hôtel Armenia de Stepanakert, principale ville et capitale de la République autoproclamée d'Artsakh, accueille les familles de ces disparus. Ils sont des centaines qui cherchent des traces d'un frère, d'un oncle et le plus souvent d'un fils. C'est le cas de Garik Manoukian, la cinquantaine, chauffeur de Taxi venu de Yerevan : "Le 29 septembre, mon fils s'est porté volontaire pour venir combattre ; il avait 29 ans et s'appelait Armenak. Il est arrivé ici le 29 septembre et à partir du 2 octobre, plus de nouvelles, plus rien ; je ne sais pas où il est : il a disparu complètement... Je sais qu'il se trouvait dans la région de Djabraïl (sud du Karabakh) et dans cette région, les Turcs font des problèmes quand on veut essayer d'y aller pour retrouver les corps".

Garik Manukyan est l'un des rares Arméniens à arpenter les territoires repris par les Azéris. Il y cherche les restes de son fils, disparu le é octobre
Garik Manukyan est l'un des rares Arméniens à arpenter les territoires repris par les Azéris. Il y cherche les restes de son fils, disparu le é octobre
© Radio France - Gilles Gallinaro

Pour Garik, comme pour la plupart des Arméniens, les Azéris ne sont rien d'autre que des "Turcs", en effet. Turcophones, les Azéris (qu'on appelait "Tatars du Caucase" jusqu'en 1918) ont été cette fois effectivement appuyés militairement par la Turquie. Et ce sont sans doute les drones turcs, les fameux Bayraktar qui ont donné un avantage décisif aux troupes azéris dans l'offensive de cet été. Garik et les autres pères ou parents de "disparus" arméniens se relaient aujourd'hui comme chaque jour pour partir à la recherche des victimes de ces machines de guerre mortellement efficaces.

Des patrouilles de parents, escortés par des soldats de la "mission de la paix" russes, ainsi que par des soldats azéris, parfois appuyés par des équipes du Comité International de la Croix Rouge, arpentent ainsi le terrain pour tenter de retrouver des restes "On va, on cherche, on a des chiens avec nous, on va dans les montagnes, dans les collines, on va chercher, explique Garik. "Souvent, les corps n'y sont plus, mais on peut trouver des restes... Et quand on en trouve, on les retourne à Yerevan et là-bas ils font des analyses... Avant, ils nous ont fait des prises de sang à nous les parents pour essayer de faire des rapprochements sur le plan génétique. On a déjà retrouvé 1 400 corps de cette manière".

Il resterait entre 1 600 et 2 000 "disparus" arméniens. Garik n'a toujours pas retrouvé trace de son fils.

La revanche des Azéris 

Lors de la précédente guerre, entre 1992 et 1994, l'Arménie et les combattants arméniens qui entendaient rattacher le Karabakh à l'Arménie avaient remporté une victoire décisive sur les forces azerbaïdjanaises : non seulement, elles avaient réussi à prendre la totalité du territoire de l'oblast du Karabakh - officiellement partie de l'Azerbaïdjan mais majoritairement peuplé d'Arméniens - mais elles s'étaient également emparé de 7 autres districts, amputant le pays de près de 12% de son territoire. Qui plus est, les Azéris résidant dans ces districts en avaient été chassés. Durant les 30 dernières années, quelque 600 000 Azéris du Karabakh et des régions environnantes avaient dû chercher refuge, notamment à Bakou. Pour eux, comme pour les Azéris en général, clairement blessés dans leur fierté nationale, l'offensive azerbaïdjanaise de 2020 avait un clair goût de revanche.

Rasul et Aïgnur, chassés du Karabakh par les Arméniens en 1994 attendent de pouvoir, enfin, rentrer chez eux.
Rasul et Aïgnur, chassés du Karabakh par les Arméniens en 1994 attendent de pouvoir, enfin, rentrer chez eux.
© Radio France - Valérie Crova

Rasul et Aïgnur vivent depuis 27 ans dans un minuscule deux pièces dans le quartier Narimanov, à la périphérie de Bakou. Ici, pas de tours ultra modernes qui font la fierté des habitants de la capitale azerbaïdjanaise mais des petits maisons de bric et de broc. Rasul et Aïgnur ont été relogés dans un immeuble désaffecté. Ils viennent tous les deux du Karabakh qu’ils ont dû quitter en 1994 lorsque l’armée arménienne a lancé une offensive dans la région de Zangilan. Rasul qui avait pris les armes à l’époque a été blessé comme en témoignent les cicatrices sur son crâne. Des "morceaux d’obus" dit-il. 

Pour lui comme pour sa femme, la victoire de l’armée azerbaïdjanaise répare une injustice : "On exigeait tout simplement de récupérer ce qui était à nous. On s’est battu pour la justice et Dieu merci, on a récupéré ce qui nous revenait". Mais pour ce qui est de pardonner, Rasul n’y est pas encore prêt : "Jusqu’à la fin de ma vie, il me faudra vraiment beaucoup de temps pour oublier tout cela", confesse-t-il. 

Entre nous, il y aura des soldats russes de maintien de la paix. On ne sera pas en contact les uns contre les autres. Donc on n’aura pas de sentiment de détestation les uns contre les autres. Pour que plus personne ne vive ce que j’ai vécu, je ne veux plus de bataille, plus de guerre. 

Difficile de savoir si les réfugiés azéris pourront effectivement réintégrer les habitations qu'ils avaient dû quitter dans les années 90. A vrai dire les territoires restitués ne sont souvent que champs de ruines...

La ville d'Agdam, prise par les Arméniens en 1993 a été restituée aux Azéris conformément aux accords de paix. Ce n'est plus qu'un champs de ruines.
La ville d'Agdam, prise par les Arméniens en 1993 a été restituée aux Azéris conformément aux accords de paix. Ce n'est plus qu'un champs de ruines.
© Radio France - Valérie Crova

La ville d’Agdam, par exemple : elle comptait 40 000 habitants azerbaïdjanais avant la première guerre du Karabakh. C’est aujourd’hui une cité fantôme. Tarlan vit à Quzanli, à 30 km d’Agdam. Cette femme de 52 ans est veuve. Une photo de son mari trône dans le salon. Il a été tué en 1993. Tarlan était enceinte de 3 mois. Depuis, la blessure ne s’est jamais refermée. "Aujourd'hui, les Arméniens sont nos ennemis. On ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. Parce qu’ils ont brisé ma vie, et celle de ma fille. Vous comprenez ? Ce n’est pas facile à digérer. La vie de mon enfant est brisée également".

Son amie Arzu, ancienne professeur de mathématique, originaire du même village, est encore plus vindicative : 

Que les arméniens reconnaissent que l’Azerbaïdjan a proposé de se mettre autour d’une table pendant plusieurs années. Qu’est ce qui s’est passé ? Ils ne sont pas mis autour d’une table. Au final, le peuple a récupéré ce qui était à lui. Il fallait prendre une revanche. La terre, ça ne se donne pas. On peut donner un enfant mais pas la terre.  

N'empêche : la question du statut final du Karabakh n'est absolument pas réglée, ni même d'ailleurs évoquée. Certes l'Azerbaïdjan a récupéré la totalité des districts pris par les Arméniens en 1994, certes son armée a reconquis un bon tiers du territoire du Karabakh et notamment Shusha (Shushi pour les Arméniens) l'ancienne capitale du Karabakh, qu'il s'agisse du Khanat turc du Karabakh au XVIIIème siècle ou des principautés arméniennes médiévales qui l'avaient précédé. Mais l'Azerbaïdjan ne semble pas vouloir revendiquer davantage.

"Nous n'avons aucune revendication sur aucun territoire" précise même Hikmet Hajiyev, conseiller du président azerbaïdjanais Ilham Aliev pour les questions internationales, tout en précisant que les frontières de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan "doivent être respectées". Les Arméniens vivant sur ce qui leur reste du territoire du Nagorno-Karabakh demeurent sur une zone de jure formellement partie de l'Azerbaïdjan mais de facto indépendante de lui. L'accord de cessez-le-feu du 9 Novembre est limité. Il ne précise pas grand chose et notamment pas ce que doit devenir le territoire du Karabakh actuellement contrôlé par les Arméniens.

Côté azerbaïdjanais, on considère que le statut de ce territoire "n'est pas en question", affirme Leïla Abdullayeva, porte-parole du Ministère des Affaires étrangères azerbaïdjanais... tout en se réservant une possibilité d'ouverture : "à l'avenir... nous verrons", précise-t-elle. Le territoire sécessionniste devra-t-il réintégrer formellement l'Azerbaïdjan ? Pourrait-il être rattaché à l'Arménie à la faveur de négociations discrètes mais réelles ? Il est vrai que le principe d'inviolabilité des frontières issues de l'URSS a souffert quelque récentes exceptions, notamment en Russie où l'on s'en est copieusement affranchi pour annexer la Crimée ukrainienne en 2014. Et justement, pour ce qui est du Haut-Karabakh, ce sont bien les Russes qui, militairement comme diplomatiquement, sont à la manœuvre aujourd'hui.

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