Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Gezi Parki, un lieu symbolique de la liberté

Que le pouvoir de l'AKP se soit attaqué à la place qui incarne la liberté à Istanbul n'a rien d'un hasard, estime l'historien Vincent Duclert.

Publié le 06 juin 2013 à 13h38, modifié le 06 juin 2013 à 17h48 Temps de Lecture 4 min.

Les manifestations qui, dénonçant la politique du gouvernement Erdogan, vont grandissantes en Turquie, ont commencé dans un parc d'Istanbul, le Gezi, afin d'en protéger les arbres… Mais il ne s'agit pas de n'importe quel lieu ni de n'importe quelle cause. La défense du symbole qu'il représente a permis de fédérer des oppositions multiples, certaines contradictoires entre elles, d'autres à fronts renversés comme ces partisans de l'ordre kémaliste se réjouissant de la contestation des anarchistes et des autonomes d'Istanbul. Comment un parc, presque un jardin, peut-il donc devenir le centre d'un mouvement qui fait vaciller aujourd'hui le pouvoir islamo-conservateur bien en place depuis 2002 ?

Les touristes en masse qui viennent à Istanbul se concentrent dans la ville historique qui réunit Sainte-Sophie, le palais des sultans de Topkapi et les grandes mosquées. Ils vont sur la Corne d'Or, la traversent généralement vers la tour de Galata dans l'ancien quartier des minoritaires chrétiens, des communautés juives et des commerçants levantins, poussent parfois vers le dernier palais des sultans, celui de Dolmabahçe sur le Bosphore où Atatürk s'est éteint le 10 novembre 1938. Mais beaucoup ignorent l'importance historique, politique et sociale des quartiers modernes qui rayonnent autour de la place Taksim, à l'origine une position stratégique pour la ville ottomane puisqu'elle assurait, grâce à sa position élevée, le stockage et l'approvisionnement en eau. La vaste esplanade de Taksim est un condensé de l'histoire de la Turquie, depuis le réservoir construit par le sultan Mahmut Ier jusqu'au centre culturel Atatürk qui déploie au nord son immense façade, en passant par le "Monument de la République" édifié en 1928 pour commémorer la nouvelle nation et son héros Mustafa Kemal. La place, où convergent les transports en commun et de larges boulevards, est traversée du souvenir d'événements tragiques comme le "dimanche sanglant" du 16 février 1969 ou le massacre imputé aux réseaux mafieux d'extrême droite, de 36 (ou 38) personnes tuées par balles ou piétinées par la foule le 1er mai 1977. Mais elle est aussi le lieu des retrouvailles entre amis et la destination de tous ceux et celles qui veulent prendre le pouls d'Istanbul, non pas la ville touristique mais la ville politique.

Reliée au sud à la Corne d'Or et aux quartiers européens de l'empire finissant par l'Istiklal Caddesi ("avenue de l'Indépendance" et ancienne "grande rue de Péra"), limitée à l'est par une corniche qui domine le Bosphore, la place se prolonge à l'ouest vers les aménagements d'un architecte français, Henri Prost. Mandaté par le gouvernement turc à partir de 1934, ce dernier a remodelé en profondeur le secteur d'Harbiye, entraînant la disparition d'un tissu urbain ancien et souvent insalubre. Mais il a imaginé de redonner une partie de l'espace aux Istanbouliotes en créant, encadrée par deux grands boulevards, une promenade, d'où son nom de "Gezi". Ce jardin, très rare dans une ville capitale avare d'espaces verts, s'ouvre généreusement sur la place Taksim par une envolée de marches blanches. Il permet de pénétrer dans ces quartiers monumentaux du XXe siècle par un cheminement au milieu des arbres et des fleurs, accompagnée d'une mixité sociale elle aussi de plus en plus rare à Istanbul.

GEZI, LIEU DE TOUTES LES RENCONTRES ET DE LA MIXITÉ SOCIALE

Le parc est le lieu de toutes les rencontres, des siestes sous les ombrages, des mariages, des après-midis à boire le thé, des joggers, des musiciens, des amoureux sur les bancs publics, des chiens et des chats aussi que beaucoup d'Istanbouliotes viennent nourrir en une forme de défi à la municipalité qui veut les éradiquer. Il est le prolongement naturel, à tous les sens du terme, de Taksim. On l'a compris, le Gezi Park? est un lieu de liberté au quotidien et un concentré d'imaginaires, politique par sa position de spectateur en surplomb de la place, historique par son rappel de la ville ottomane faite de jardins et de maisons aujourd'hui disparus, social par sa vocation à la sociabilité et à la mémoire. Dans les années 1970 et 1980, il a déjà subi des amputations pour édifier des grands hôtels internationaux.

Aujourd'hui, la décision de la municipalité tenue par le parti AKP majoritaire de le détruire pour enfermer ce qui restera de l'espace dans une caserne ottomane reconstituée et un centre commercial aseptisé ne signifie pas seulement une mutilation de la beauté d'Istanbul. Elle révèle le processus de domination d'un modernisme qui fait table rase de l'identité complexe d'une société urbaine au profit du contrôle social et du pouvoir de l'argent. La brutalité avec laquelle la destruction du Gezi Parki a été ordonnée est devenue le symbole de l'autoritarisme du premier ministre qui a dirigé Istanbul entre 1994 et 1998 et qui tolère mal l'indépendance des istanbullu. Les habitants des quartiers environnants, les jeunes intellectuels connectés et les militants écologistes qui, les premiers le vendredi 28 mai, occupèrent le jardin pour défendre les arbres, ont agi pour une certaine idée de la société turque, pacifique, ouverte, solidaire. L'absence d'opposition politique structurée en face de la surpuissance du parti AKP a dès lors fait des manifestants du Gezi, violemment réprimés par la police, les héros d'une protestation multiforme. Celle-ci démontre qu'au-delà du "modèle turc" si souvent vanté pour le Moyen-Orient, il y a en Turquie une maturité démocratique qui devrait grandement intéresser l'Europe.

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir

Une révolution démocratique en Turquie ?

Lundi 3 juin, le mouvement parti de la place Taksim, à Istanbul, a connu ses premiers morts. Depuis, la révolte contre le régime islamo-conservateur du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, s'étend. Au-delà d'un soulèvement urbain provoqué par la suppression d'un parc, c'est le consensus autour du "modèle turc", fort de ses succès économiques, qui semble entamé. Comment interpréter ces événements ? S'agit-il d'un nouvel épisode du "printemps arabe", d'un Mai 68 à la turque ou d'un mouvement similaire à celui des "indignés" ? Que réclament les manifestants ? La fin de la morale religieuse, le retour au kémalisme ou le respect des libertés ?

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.