Des manifestants protestent contre le blocage du seul axe routier vers l'Arménie par l'Azerbaïdjan, le 25 décembre 2022 à Stepanakert, principale ville du Nagorny Kabarakh

Des manifestants protestent contre le blocage du seul axe routier vers l'Arménie par l'Azerbaïdjan, le 25 décembre 2022, à Stepanakert, principale ville du Haut-Kabarakh.

afp.com/Davit GHAHRAMANYAN

Jermuk est une bourgade de montagne qui aime autant prendre les eaux que tutoyer les sommets. Aux confins de l’Arménie, à plus de deux mille mètres d’altitude, ce relais thermal est réputé pour ses cures qui ont longtemps attiré les vacanciers du monde entier. Sa petite station de ski est, elle aussi, appréciée des voyageurs et de la diaspora arménienne. Les deux joyaux, de neige et d’eau, sont désormais dans la ligne de mire des envahisseurs azéris.

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Au-dessus du Grand Hotel Jermuk, les pentes enneigées ont vu débouler à l’automne dernier les soldats de l’Azerbaïdjan, qui empiètent depuis sur le territoire souverain de l’Arménie. En dessous, 200 curistes - des Russes, des Italiens, Français et Américains - ont été pris dans la nasse des bombardements à l’obus et au missile Smerch en pleine nuit, dans le cul-de-sac du haut val. Depuis la terrasse de l’hôtel balayée par un vent glacial, on distingue les positions ennemies sur une crête, au nord-est. "La vie n’est plus la même ici, se lamente Gagik Stepanyan, le directeur de l’hôtel. Les curistes sont partis ; et nous, nous sommes soumis au péril des canons azéris. Ils peuvent descendre aisément, même si nos forces résistent." Sur ces thermes plane désormais une autre odeur de soufre.

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A deux pas, le directeur de la station de ski grimpe vers les sommets, au-dessus des deux pistes désertées, grâce à un remonte-pente endommagé par les bombardements puis réparé tant bien que mal. Ses seuls usagers sont les soldats de l’armée arménienne qui ravitaillent les tranchées sur les crêtes. Natif de Jermuk, Armen Tadevosyan désigne les traces des attaques et des fragments d’obus devant la casemate qui lui sert de bureau. La forêt alentour a brûlé avec la mitraille. En contrebas, la ville blanche, bordée par une mine d’or qui suscite toutes les convoitises, est plongée dans une nouvelle veillée d’armes.

Au-delà des postes ennemis, on distingue les montagnes du Haut-Karabakh, appelé Artsakh par ses habitants, poche arménienne assiégée par les Azéris et soumise à un strict et cynique blocus depuis le 12 décembre. Dans cette région montagneuse léguée par Staline à l’Azerbaïdjan en 1921, le petit "père des peuples" qui aimait tant les diviser, 120 000 Arméniens dont 30 000 enfants ne peuvent plus recevoir aucune aide de l’extérieur, contraints de vivre dans le froid et sur de maigres réserves alimentaires. Pris littéralement en otage, au mépris des conventions internationales. Ce territoire résume tout le drame de l’Arménie, petit pays de 3 millions d’âmes enclavé dans le sud du Caucase, soumis aux désirs de conquête de ses deux voisins aux régimes autoritaires. Un double péril pour cet îlot de démocratie. Comme si l’Arménie était prise dans un étau, avec l’ombre du génocide perpétré par l’Empire ottoman en 1915, au prix de 1,5 million de morts.

D’un côté, l’Azerbaïdjan, dirigé par le potentat Ilham Aliev, à la tête d’une pétromonarchie. Héritier du trône de son dictateur de père, Aliev junior ne cache plus ses ambitions de balayer l’Arménie millénaire, plus vieille nation chrétienne au monde, et d’envahir Erevan, considérée comme "la partie occidentale" de son pays, lequel n’existe que depuis 1918. Riche de ses hydrocarbures, Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan, a acheté au cours de la dernière décennie pour plus de 5 milliards de dollars d’armements afin de mener ses agressions contre la population arménienne. Une manière de galvaniser le peuple azéri, dans un pays qui ne tolère aucune liberté d’expression et emprisonne ses opposants politiques.

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© / Légendes Cartographie/L'Express

Sur l’autre versant, la Turquie, aux mains d’un autre potentat, Erdogan, surnommé par beaucoup à Ankara "le nouveau sultan". Après avoir lorgné l’Europe, le rêve du président turc consiste à créer un espace panturc, allant du détroit du Bosphore aux montagnes du Kirghizistan. Un idéal de néo-empire ottoman, qui ne cache plus ses visées expansionnistes. Et une façon de concurrencer un autre néo-empire, la Chine, avec les nouvelles routes de la Soie chères à Xi Jinping. L’ennui est que l’ambition d’Erdogan, adepte d’un islam rigoriste et qui n’hésite pas à réprimer ses propres minorités, se heurte sur sa route impériale à la présence de l’Arménie.

D’où l’idée de contribuer à "l’effort de guerre" du timonier de Bakou en lui fournissant généraux et armements, dont les drones Barayktar. A tel point que la soldatesque azérie est aux ordres de la troupe d’Ankara, en quête de nouveaux janissaires. Une politique de la terreur savamment orchestrée. "Durant la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020, nos troupes ont été décimées à cause des drones turcs, mais aussi des djihadistes recrutés par Ankara en Syrie", fulmine le maire de Meghri, ville frontalière de l’Iran et colonel de réserve. Plus de 2000 mercenaires syriens, dont des combattants de l’Etat islamique, ont en effet été convoyés par la Turquie pour cette offensive, en totale contradiction avec son statut de membre de l’Otan. Ici se joue dans le silence du monde un cynique jeu d’échecs où se marient le sabre et le croissant.

Une situation à l’ombre de la guerre en Ukraine

Par ce tropisme oriental, le sultan Erdogan entend lui aussi détourner les griefs de son peuple, qui subit la double peine du bâillon et de l’inflation. Crimes de guerre, exécutions à bout portant de prisonniers, destructions de monastères et d’églises sont légion, le tout mené par les séides de la dictature familiale de Bakou ou les sicaires de Syrie et de Turquie. Une soldate originaire précisément de Jermuk, Anush Apetyan, 36 ans et mère de trois enfants, a ainsi été horriblement torturée, violée, mutilée puis assassinée. "Tout le malheur des Arméniens depuis dix siècles vient de ses voisins, résume l’écrivain Vardan Sarkissian. On se sent de plus en plus abandonnés, à l’ombre de la guerre en Ukraine et au vu des barils de pétrole que vend Aliev à l’Europe, parfois originaires de Russie et qu’il s’amuse à revendre avec une belle commission."

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Nation chiite qui préfère soutenir le voisin chrétien plutôt que le rival septentrional de la Caspienne, l’Iran est certes un allié historique de l’Arménie, histoire de contrer les influences et ambitions nouvelles, en particulier celles de la Turquie expansionniste. Mais nombre de voix arméniennes, dont des conseillers du Premier ministre Nikol Pachinian, estiment que Téhéran ne lèvera pas le petit doigt en cas de grande offensive turco-azérie. Déjà, des attentats et d’étranges explosions sur le territoire iranien ont rappelé à la mollarchie persane le pouvoir de nuisance de Bakou. Il est vrai qu’une importante minorité azérie vit dans le nord-ouest iranien, que le potentat Aliev pourrait rameuter au moindre battement de cils…

"C’est la première fois que je suis bloqué à l’entrée du Haut-Karabakh, tonne le docteur Jean-Michel Ekherian dans une maison de réfugiés à Artashat. C’est une atteinte aux droits des peuples et aussi à la sécurité internationale." En trente-trois ans, à la tête de l’association médicale Hay Med, cet anesthésiste a mené plus de 80 missions humanitaires à l’intérieur de l’enclave. "Aliev est un fou de guerre qui fait aussi souffrir son peuple et qui ne parle que des 'restes de l’épée', l’expression employée en Turquie pour désigner les descendants des rescapés arméniens, en clair ceux qui n’ont pas encore été éliminés. Les démocraties doivent se réveiller. Ce qui se passe là-haut, en Artsakh, est une tentative de génocide à bas bruit."

A l’est du pays, aux portes de ce drame à huis clos, la ville de Goris attend le choc. Sur ses hauteurs, on distingue les contreforts du Haut-Karabakh. La route est bloquée par les soldats azéris et les Russes. L’armée de Moscou ou plutôt… le FSB. Car les deux mille deux cents soldats russes chargés du maintien de la paix depuis la fin de la guerre de 2020 seraient en fait des gardes-frontières affiliés aux services secrets russes. "Cela leur permet d’avoir un pied dans cette région", commente un haut responsable arménien, sous le sceau du secret. Nikol Pachinian a appelé Poutine à l’aide. Lequel il est vrai a d’autres chats à fouetter, englué dans le bourbier ukrainien. Quitte à ménager Erdogan, qui rêve de redessiner les frontières. De fait, la force d’interposition russe… ne s’interpose pas et laisse agir en toute impunité la troupe de Bakou, assiégeant un peu plus l’enclave. Intimidations, escarmouches et menaces sont devenues le lot quotidien des enclavés. "Quelques amis parviennent à franchir les lignes la nuit, avec une dizaine de kilos de vivres sur le dos, mais c’est tout, et ils sont menacés d’être abattus comme des lapins", peste Gilbert Levon Minassian. Colonel de réserve de l’armée arménienne, originaire de Marseille, ce résistant de toujours entraîne les recrues et a participé aux trois guerres du Haut-Karabakh, dont la première dans les années 1990, lorsque se délitait l’ancienne maison mère, l’URSS. Comme si les Artsakhis, les habitants de ce territoire ancestral, étaient obligés de revêtir la tenue de contrebandier pour nourrir les leurs.

Nous, les Arméniens, nous n’aspirons qu’à la paix. Mais les nations amies semblent cette fois nous avoir oubliés

En contrebas de la ligne de cessez-le-feu conclu avec les Azéris, le petit village de Verishen a été sérieusement bombardé par les Azéris voici quelque mois, et les habitants ont dû courir se réfugier dans les grottes en surplomb, comme aux temps anciens, lorsqu’il fallait échapper aux hordes de conquérants, quitte à vivre dans la tourbe et le fumier tel du bétail. Réchauffé par le poêle qui trône au milieu de son bureau, Artak Zardarian, agriculteur et maire de la commune, estime que son pays n’a jamais été autant menacé que ces deux dernières années : "Depuis deux mille ans, le Haut-Karabakh a toujours été arménien. Aujourd’hui, non seulement l’Azerbaïdjan agresse cette enclave mais veut conquérir en plus l’Arménie. Et ouvrir un couloir pour se relier à la Turquie, via nos villages. Mais ce n’est pas négociable. Nous resterons ici et nous nous battrons jusqu’au dernier s’il le faut pour garder nos terres."

Derrière la petite mairie, près d’une chapelle arménienne du XIe siècle aux fresques brillamment restaurées, se dresse un vestige de l’ère soviétique, la maison de la culture, aux murs délabrés. Une partie de l’édifice bétonné a cependant été sauvée de la déconfiture. Un atelier de tapisserie y accueille douze femmes réfugiées, toutes originaires de l’enclave coupée du monde. Ces artisanes gardent espoir, dont la sexagénaire Hasmik Baghdazarian qui clame entre deux gestes de tissage : "Cela fait quatre générations que nous sommes sacrifiés, entre génocide, pogroms et tutelle soviétique. A chaque fois, nous nous sommes relevés."

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De l’autre côté du corridor de Latchine, Stepanakert, la petite capitale du Haut-Karabakh, vit dans l’attente à la fois d’une prochaine agression et de la fin du blocus, alors que l’étau azéri ne fait que se renforcer, au risque d’une catastrophe humanitaire. Et ce, en dépit de l’injonction de la Cour internationale de justice en février, ordonnant à l’Azerbaïdjan de libérer la seule route d’accès à l’enclave. Ces derniers jours, des paysans et villageois ont encore été ciblés par les soldats de Bakou, notamment près de Mardakert. "Seule une décision de la communauté internationale peut forcer Aliev à plier", nous dit par visioconférence le président de l’enclave, Arayik Haroutunian. L’ancien banquier, qui a décidé courageusement de rester dans la poche assiégée alors qu’il avait le choix d’en partir, en appelle à la France. La manœuvre d’Aliev est claire : affamer les Arméniens pour les inciter à fuir l’enclave. Ce qui équivaut à un déplacement forcé de populations.

Face à cette stratégie d’épuration ethnique menée par les nostalgiques de l’Empire ottoman, glaive en main, l’inquiétude est palpable aux quatre horizons de l’Arménie. Et même - et peut-être encore plus - au sein de la diaspora. "Notre peuple a trop longtemps marché et fui les tyrannies", commente Antoine Hagopian à Yerablur, la colline des martyrs à Erevan. Né à Addis-Abeba au sein d’une famille arménienne originaire d’Alep, en Syrie, eux-mêmes rescapés du génocide de 1915, ce chirurgien-dentiste du sud de la France se rend fréquemment en Arménie à des fins humanitaires. "Nous, les Arméniens, nous n’aspirons qu’à la paix. Mais les nations amies semblent cette fois nous avoir oubliés." L’histoire de sa famille et ses exils successifs rappellent que l’Arménie d’aujourd’hui est l’héritière d’un grand empire. Lui, vient porter sa voix dans les confins du Caucase pour assurer à ses frères à la culture millénaire que l’exil ne remplacera jamais leur royaume.

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