HAUT-KARABAKH - L’aspect géostratégique a toujours son importance dans les guerres, mais dans certains cas il occulte quelque chose de plus profond. Depuis le début de la guerre lancée par l’Azerbaïdjan, le 27 septembre dernier, l’aspect humain a toujours été mis en évidence, car primordial, mais l’aspect culturel peut fournir des éléments pour pressentir les conséquences que peut avoir cette guerre. Citons l’auteur américain Robert Bevan: “Là où un groupe est victime d’une attaque physique, le destin de l’architecture qui le représente est un excellent indicateur pour savoir si l’intention génocidaire est présente ou naissante1”. Les enjeux sont-ils donc uniquement géostratégiques pour les Azerbaïdjanais et leur allié turc? L’histoire des Arméniens, peuple autochtone de l’Anatolie jusqu’au Caucase, est édifiante. Son aspect culturel et patrimonial en est un témoignage exceptionnel.
Le génocide de 1915 par les jeunes-turcs dans l’Empire ottoman élimine les Arméniens dans toute l’Anatolie et plus à l’est jusqu’à la rivière Araxe. Les Arméniens du Caucase subissent d’autres épreuves. En 1921, lors de la structuration des frontières internes des républiques de l’URSS, Staline attribue à la République d’Azerbaïdjan deux régions de l’Arménie historique majoritairement peuplées par des Arméniens: le Nakhitchevan (au sud-ouest de la République d’Arménie, adjacent à la Turquie et sans frontières terrestres avec l’Azerbaïdjan), en accord avec la Turquie kémalisme, et le Haut-Karabagh (au sud-est de l’Arménie, enclavé en Azerbaïdjan). Quels ont été les effets du génocide et de ces deux décisions concernant le patrimoine architectural arménien?
Destruction systématique des biens privés arméniens
À la création de la République de Turquie en 1923, la politique de confiscation des biens privés arméniens 2-3, se poursuit par la destruction systématique des biens cultuels (églises, monastères, nécropoles…) 4. En République d’Azerbaïdjan, les différents statuts d’autonomie administrative du Nakhitchevan et du Haut-Karabagh ainsi que l’aspect géographique semi-désertique pour l’un, forestier et montagneux pour l’autre, créent des situations spécifiques. Au Nakhitchevan l’évolution est à la fois subtile et radicale. Dès 1921, la présence arménienne diminue en continu suite à la politique raciale du gouvernement. Sur le plan du patrimoine, cette région, qui possédait plus d’une centaine de monuments culturels arméniens 5 au début du XXe siècle, voit disparaître tout cet héritage en moins d’un demi-siècle! L’acte final se déroule le 16 et 17 novembre 2006: la destruction, avec des bulldozers, de la nécropole médiévale de l’ancienne Djoulfa sur les bords du fleuve Araxe par l’armée azerbaïdjanaise. Pendant ce temps, le Haut-Karabagh est maintenu dans un état de sous-développement. Son relief, sa végétation, la répartition géographique de la centaine de monuments de la période antique à l’époque médiévale, sa population arménienne importante puis l’autonomie acquise suite à la guerre et au cessez-le-feu de 1994 ont joué en faveur de la préservation de son patrimoine.
Pouvons-nous imaginer que le scénario du Nakhitchevan ou de la Turquie se répétera dans le Haut-Karabagh tant sur le plan humain que sur le plan culturel? Les destructions physiques menées “en temps de paix” en Turquie et dans le Nakhitchevan confirment que des actions similaires seront entreprises et amplifiées par la guerre. Dans le Haut-Karabagh, le site antique de Tigranakert (Ier siècle av. J.-C.) preuve de la présence millénaire arménienne, a été bombardé récemment selon l’archéologue Hamlet Petrosyan.
De quelle paix parle-t-ton?
Enfin, comment interpréter les déclarations contradictoires du président d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev qui depuis trente ans oscillent entre propositions d’autonomie culturelle et appels à l’élimination totale des Arméniens du Haut-Karabagh? Sur un plan européen, la non-signature de la Convention de Faro par la Turquie et l’Azerbaïdjan démontre clairement leurs intentions. Rappelons que les signataires de la Convention de Faro sont “convaincus […] des initiatives pédagogiques qui traitent équitablement tous les patrimoines culturels et promeuvent ainsi le dialogue entre les cultures.” Deux autres conventions (Grenade et La Valette), signées et ratifiées par la Turquie n’ont rien changé à sa politique culturelle envers le patrimoine arménien. Peut-on faire confiance à madame Mehriban Aliyeva, épouse du président, vice-présidente de la République d’Azerbaïdjan et ambassadrice de bonne volonté à l’UNESCO pour faire connaître les missions de cette organisation: la promotion de l’éducation, de la science, de la culture, de la communication et de l’information pour construire la paix”. De quelle paix parle-t-on lorsque des millions de jeunes sont éduqués dans la haine envers l’Arménien, une haine transmise de génération en génération?
Pourquoi cette haine? L’Arménie et le Haut-Karabagh dérangent, car ils mettent la Turquie 6 et l’Azerbaïdjan face à leur récit national fictif basé sur le déni des peuples autochtones de la région et les crimes contre l’humanité commis envers eux. Le déni et la haine l’emporteront-ils? Les pierres en témoigneront.
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1 - Bevan, R., The Destruction of Memory, Architecture at War, London, 2006, p.27.
2-3 - Baghdjian, K., The Confiscation of Armenian properties by the Turkish Government Said to be abandoned. Printing House of the Armenian Catholicosate of Cilicia, 2010. Üngör U & Polatel, M., Confiscation and Destruction, The Young Turk Seizure of Armenian Property, Londres, 2011.
4 - Khatchadourian, H. Localités et biens cultuels arméniens dans la Turquie ottomane, un patrimoine en destruction, éd. UIOTC, 2016
5 - Besson, S. L’Azerbaïdjan face au désastre culturel, 4 novembre 2006, sur le site https://www.letemps.ch/culture/lazerbaidjan-face-desastre-culturel
6 - Copeaux, E. L’école, l’histoire, l’Europe, exposé présenté dans le cadre d’un colloque à l’INALCO, Paris, en 2010
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