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Tribune

Russie : la diplomatie du « spatiopolitique »

LE CERCLE/POINT DE VUE - L’aigle bicéphale, symbole de la Russie, illustre la nouvelle stratégie de Moscou dans les relations internationales : acteur géopolitique, mais aussi « spatiolotique ». Joueur d’échecs, mais aussi joueur de poker.

Russie : la diplomatie du « spatiopolitique »

Par Christine Dugoin-Clément (analyste géopolitique pour le think tank CAPEurope)

Publié le 14 juin 2017 à 10:21

On parle souvent de la stratégie russe comme de celle du joueur d’échec. La stratégie du Kremlin s’appuyant traditionnellement sur des scénarios multiples, permettant de s’adapter aux évolutions en respectant leurs visées plus globales. Cependant, doit-on se contenter de cette perception de l’action russe : agit-elle toujours sans laisser aucune place à l’improvisation ? Cela semble un peu réducteur.

Rappelons le symbole russe de l’aigle bicéphale regardant dans deux directions opposées simultanément. Cela devrait attirer l’attention sur une perception de l’espace, de l’action et du monde non pas à un seul niveau, mais à plusieurs, simultanément. Si la stratégie du joueur d’échecs est communément acceptée, que penser de celle du joueur de poker?

Si la Russie a récemment mené nombre d’actions dans le monde géopolitique, avec mouvements de troupes et déplacement de matériels, elle ne s’interdit pas d’intervenir dans le monde qualifiable de « spatiopolitique » : moins tangible, fait de connexions internet, de mouvements bancaires réalisés en un clic ou de piratages, des actions ne nécessitant pas (ou peu) d’intervention humaine tel l’envoi d’hommes sur un théâtre, et n’obligent pas à investir le monde géopolitique.

De la planification à l’opportunisme

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Référons-nous au cas ukrainien. Au moment de la révolution du Maïdan, nous avons assisté à la naissance d’un sentiment identitaire dans le Donbass, par opposition à l’identité ukrainienne liée au Maïdan et au gouvernement provisoire rapidement taxé de « fasciste ». 

Cette manipulation a été portée au crédit des Russes, mais en ont-ils été les premiers instigateurs ou l’ont-ils récupérée ? Il semble que les premiers iniateurs de cette idée de différenciation entre la population du Donbass et Kiev soient des oligarques locaux qui voulaient protéger leurs actifs du nouveau gouvernement. Cette idée porta ses fruits au-delà des espérances: les habitants paniquèrent, regardant avec défiance les représentants du Maïdan.

Les pères du projet furent vite débordés par la situation et d’autres mains plus habiles le récupérèrent, le cannibalisèrent, faisant preuve d’un opportuniste payant. Cette action était probablement envisagée mais pas sous cette forme elle fut parfaitement récupérée. Il y aurait donc une double aptitude : la capacité à travailler sur le long terme et la capacité de s’adapter rapidement, d’agir hors des plans initiaux tout en servant la stratégie générale.

Stratégie informationnelle en actions

Ces derniers mois virent une cascade de crises : déploiement de troupes en Syrie, mise en place de frappes internationales, françaises, américaines, mais aussi russes. De manière générale, l’Ouest est assez réticent à l’envoi d’hommes sur le terrain cela s’explique par le risque de pertes inhérent aux opérations militaires et par le souci de ne pas envenimer des relations internationales déjà tendues.

En Ukraine, les soutiens de Kiev accusant la Russie d’actions délétères choisirent d’utiliser des sanctions économiques plutôt que d’envoyer des hommes sur le front, préférant l’utilisation du levier spatiopolitique au géopolitique, pensant que la Russie resterait engluée dans le second. Tel ne fut pas le cas : une vaste stratégie informationnelle fut déployée, via le spatiopolitique, complexifiant la situation.

Lire aussi :En Syrie, le risque d’une confrontation entre la Russie et l’Amérique

En Syrie, des soldats russes furent déployés et l’action  spatiopolitique , informationnelle, accompagna l’action géopolitique. Notons l’envoi massif de drones filmant le conflit obtenant des images pour la télévision et les sites internet. La qualité de ces images fut telle que des médias occidentaux en achetèrent afin d’en faire des support pour leurs brèves d’information.

Les derniers rebondissements (diffusions de Wikileaks, hacking de la campagne présidentielle française et américaine) renforcent ce sentiment de travail simultané sur les champs géopolitique et spatiopolitique. Or, si la géopolitique évolue, ses évolutions sont plus lentes que pour le spatiopolitique : internet abolissant distances et temps grâce à sa plasticité et à la mondialisation des échanges.

Le simple fait que la Russie y affiche sa maîtrise prouve sa capacité d’adaptation, la montrant la fois joueur d’échec stratège et joueur de poker opportuniste, tel l’aigle bicéphale.

Forcer l’Ouest

Les Occidentaux, notamment américains, affichent une supériorité militaire sur la Russie, notamment en y consacrant plus de budget Mais cette dernière réussi en « sautant » du géopolitique au spatiopolitique, à forcer l’Ouest à prendre un rythme, voire des options, qu’il ne souhaite pas en passant de l’emploi privilégié (voire exclusif) du spatiopolitique, au niveau géopolitique via l’envoi d’hommes et de femmes sur le terrain ne serait-ce que pour ne pas se faire grignoter en termes de projection de puissance.

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Ainsi, réduire la stratégie russe à des plans érigés méthodiquement est probablement limitatif. La preuve semble avoir été que l’opportunisme a sa place dans l’action russe : capable d’intervenir sur plusieurs lignes et plusieurs champs d’action avec finesse et souplesse, l’efficacité est patente. Cela sera certainement un atout pour la Russie alors que les événements s’enchaînent à vitesse croissante, et que la présidence américaine affole par son imprévisibilité.

Le ministre des Affaires étrangères russe en visite à Washington semblait surpris en apprenant le limogeage de James Comey, directeur du FBI. La réponse étonnée du ministre russe à ce sujet : « Was he fired? You’re kidding? » (« Vous plaisantez ? Pourquoi a-t-il été viré ? », en français) aura certainement des conséquences, mais il est probable que la Russie utilisera son adaptabilité et il n’est pas improbable que nous soyons plus étonnés et démunis qu’elle ne le sera.

Christine Dugoin est analyste géopolitique pour les think tanks Sogdiane et Cape

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